Roger Garaudy, né le 17 juillet 1913 à Marseille en France, est un écrivain et philosophe. Roger Garaudy s’est converti à l’islam après une longue évolution qu’il qualifie de « naturelle », comme l’est ici sa référence à la notion du « doute » qui tient au fait des origines de sa pensée. Sa très longue expérience, sa participation aux plus grands débats philosophiques et politiques de ce siècle, font de lui un philosophe de référence dans la compréhension du monde occidental. Auteur de beaucoup de livres : Grandeur et décadence de l’islam, les promesses de l’islam, islam et occident. L’islam vivant. Éditions, La Maison des Livres, Alger, 1986.
Le soufisme est une dimension de la foi musulmane : sa dimension d’intériorité.
Tous les malentendus sur le soufisme sont nés de la tentative d’en faire un « courant » séparé ou une secte dont les racines seraient extérieures à l’Islam, religion de l’Unité, religion du « Tawhidi », de dissocier la contemplation de l’action, la pratique religieuse de la spiritualité, l’intérieur de l’extérieur, le cheminement vers Dieu de l’Islam de celui de toutes les révélations qui l’ont précédé et qui convergent vers lui comme vers leur accomplissement.
Ibn Khaldoun dans sa « Muqaddima » (Discours sur l’histoire universelle) situe ainsi le soufisme dans la perspective globale de l’Islam. « Le soufisme (tasawwuf est une des formes de connaissance de la Loi religieuse (sharia â) qui ont pris naissance en Islam. En voici l’origine la voie suivie par les futurs soufis avait toujours été considérée comme celle de la vérité et de la bonne conduite, tant par les Compagnons du Prophète que par leurs disciples immédiats et par leurs successeurs. Elle repose sur la pratique stricte de la piété, dès la foi exclusive en Dieu, du renoncement aux vanités du monde, aux plaisirs, aux richesses et aux honneurs que recherche le commun des hommes, et dans des moments de retraite, loin du monde, pour se consacrer à la prière. Tout cela était courant parmi les Compagnons du Prophète et les premiers musulmans.
Ensuite, à partir du deuxième siècle de l’Hégire (VIIIe siècle après J.-C), le goût pour les biens de ce monde augmenta et l’on se tourna davantage vers les jouissances terrestres. C’est alors que l’on appela « soufis » ceux dont les aspirations allaient au-delà… Les soufis se caractérisaient par l’ascétisme, le renoncement et la piété. Puis ils développèrent un genre de connaissance particulière : les extases. Le novice soufi progresse d’une station à l’autre jusqu’à l’expérience de l’Unité divine (Tawhidi) ».
Ce texte fondamental d’Ibn Khaldoun, nous permet d’éviter les confusions et les contre sens qui, trop souvent, dans le monde islamique actuel, nourrissent la méfiance à l’égard du soufisme qui est pourtant le couronnement de la pensée de Ghazali.
D’abord, le soufisme n’est pas né de la contamination de l’Islam par le mysticisme chrétien, le gnosticisme, ou les sagesses de l’Inde. La source du soufisme est dans le Coran.
Intérioriser la « loi », la « Shari’a », ce n’est pas prendre ses distances à son égard, c’est au contraire la vivre avec une conscience plus profonde de son sens. Le soufisme n’implique donc pas le mépris de la pratique religieuse, mais son intériorisation. La liberté à l’égard de la tradition n’est pas rébellion contre elle : elle consiste à en comprendre le sens vivant. Car la liberté n’est pas seulement le pouvoir de dire : non. Mais le pouvoir de créer.
Il est significatif que Ghazali, à l’apogée de l’Islam, voit dans le soufisme le plus haut degré de, la connaissance « le quatrième degré du Tawhidi » (Ihud., T. IV, p. 212) : « Le quatrième degré est qu’on ne voit dans l’existence qu’Un seul; c’est la contemplation des justes, et les soufis l’appellent l’extinction dans la réduction à l’unité ». Cette connaissance ineffable ne peut s’exprimer que par un « symbolisme » dont Ghazali donne les règles dans la 2e partie de sa « Michkat al-anwar »(l’exposé des symboles coraniques), car, dit-il, « il n’y a aucune chose du monde sensible qui ne soit un symbole du monde caché ».
« J’ai passé plus de deux ans, consacrés à la retraite et à la solitude aux exercices et aux combats spirituels, tout occupé à purifier mon âme, à rendre mon cœur propre à accueillir Dieu, selon l’enseignement des soufis (1). »
Le soufisme n’est pas un emprunt au mysticisme chrétien.
Il existe entre le soufisme et le mysticisme chrétien une différence fondamentale : le mysticisme chrétien est essentiellement un dialogue avec la personne de Jésus par lequel Dieu vient habiter la vie du chrétien Sans aucun doute, le message du Christ, comme le soulignait Titus Burckhardt, dévoile certains aspects du monothéisme abrahamique. Lorsqu’il dit: si l’on vous frappe sur la joue droite, présentez la joue gauche, ce n’est évidemment pas une prescription littérale, mais par contre c’est une parabole de la sortie volontaire hors du jeu des actions et des réactions cosmiques, dont les violences réciproques et les vengeances ne sont qu’un cas particulier.
Pour un musulman, Jésus n’est pas Dieu, il n’est pas le verbe fait chair, il est un grand prophète; Dieu ne s’est pas « incarné », il ne se révèle pas lui-même : pour l’Islam, il révèle seulement Sa Parole et Sa Loi.
Il ne saurait donc y avoir cette « intimité » avec Dieu qui caractérise les plus grands des mystiques chrétiens.
Ce serait appauvrir terriblement l’Islam que, d’exclure, sous prétexte de maintenir intacte la transcendance de Dieu, le rapport d’amour entre Dieu et l’homme. Le Coran apporte un démenti formel à ce faux purisme: «Dieu est « Aimant »» (Wadûd) nous dit la sourate XI, 90, ce qui est redit au LXXXV, 14. Nous lisons dans le Coran: « Dieu suscitera des hommes qu’Il aimera et qui L’aimeront » (V, 54). Il est précisé que ceux que Dieu aime sont ceux dont l’amour du prochain et de sa communauté, ceux qui « nourrissent le pauvre, l’orphelin et le captif, pour l’amour de Dieu » (LXXXVI, 8).
Dégagé de la langue des concepts de la philosophie grecque (tels que là « substance » et « l’hypostase ») l’esprit profond de l’unité divine a été exprimé par un musulman, un soufi persan, Ruzbehan de Chiraz (l 128-1209) dans son « Jasmin des Fidèles d’amour » (VII, 197) : « Dès avant que n’existent les mondes et le devenir des mondes, l’Être divin est soi-même l’amour, l’amant et l’aimé ».
Sans aucun doute l’affirmation que Dieu est amour est moins centrale dans le Coran que dans les Évangiles, mais elle n’en est point absente, et pas seulement par la place qui est faite à Jésus et à son message, qui est confirmé mais non répété. Enfin, si, sur le plan du droit, Mohammed accepte le maintien de la conception du talion, qui régnait dans l’Arabie pré-islamique, le Prophète rappelle le message universel au-delà du droit, qui est enraciné dans une histoire, il y a l’exigence morale, l’exigence de Dieu. Si l’homme de ce temps a droit au talion, il a le devoir, s’il veut plaire à Dieu, d’obéir à la loi éternelle, non-écrite, celle de Jésus, de « répondre au mal par le bien », comme dit aussi le Coran (XXVIII, 54).