La “Islam in Africa” de l’université de Harvard consacrée cette année à la Faydatidianiya de Cheikh Ibrahim Niasse
Cette année 2021, l’initiative « Harvard Islam in Africa » rattachée à la Chaire Alwaleed Islam et Sociétés musulmanes contemporaines a choisi pour thème de sa conférence annuelle « la communauté soufie de la Fayda Tijâniyya au vingt-et-unième siècle : un modèle de l’islam mondialisé ». Avec des dizaines de millions d’adhérents dans le monde, l’ordre soufi de la Tijâniyya est l’illustration parfaite d’un processus de globalisation de l’islam à partir du Sud, c’est-à-dire à partir de ce qui est considérée comme la périphérie du monde musulman. Bien que née en Afrique du Nord, la confrérie de la Tijaniyya a vu son centre de gravité se déplacer en Afrique de l’Ouest au cours du XXe siècle et, au XXIe siècle. Ce décentrement a opéré grâce à plusieurs dynamiques de prédication et d’échanges parmi lesquelles l’action d’El Hadji Oumar Tall, le prosélytisme de la tribu mauritanienne des Idaw ‘Ali, l’action des foyers sénégalais tels que celui d’El Hadji Malick Sy et d’El Hadji Abdoulaye Niasse. Toutefois, la contribution la plus déterminante à l’expansion de cette confrérie, on la doit à Cheikh Ibrahim Niasse (1900-1975) et à son mouvement de la Fayda Tijaniyya. C’est grâce à ce dernier que l’islam soufi africain a pu se targuer d’avoir érigé des fiefs actifs dans les différentes contrées du monde. Le territoire de ce mouvement religieux s’étend aujourd’hui de la Californie à Kerala, de Dakar à Singapour, de Cape Town à Oslo, quadrillant la planète entière suivant la configuration alternée des « méridiens et des parallèles », croisant des aires culturelles et hybridant en son sein des élans politico-économiques divers. Suffisant pour révéler un phénomène mondial qui ne laisse plus indifférent aucun milieu scientifique, ni aucune diplomatie désireuse de recourir au religieux pour renforcer sa base de légitimité. Plusieurs recherches et investigations ont voulu prendre acte du fulgurant développement de ce mouvement. Il a été dénombré, à son propos, plusieurs écrits académiques dont plusieurs thèses et mémoires écrits pour la plupart en langue anglaise. Des centaines d’articles, de monographies et de traductions ont également été consacrés à la Fayda, en partant de ses origines jusqu’à son implantation aux USA, en Amérique latine, en Asie du Sud-Est ; aussi, le processus d’élaboration de réseaux spirituels et de parenté, la production prolifique intellectuelle, la dimension singulièrement démocratique de l’éducation et de l’autorité religieuse propre à ce mouvement ont fasciné plus d’un.
Plus de 55 ans après la publication de la première monographie sur la Tijaniyya, en l’occurrence The Tijâniyya: A Sufi Order in the Modern World de Jamil Abun-Nasr ; et vingt-ans après la publication du premier ouvrage collectif sur la voie d’Ahmad al Tijâni, à savoir La Tijâniyya : une confrérie musulmane à la conquête de l’Afrique, de David Robinson et Jean-Louis Triaud, un nouveau projet voit le jour. Né au cœur de l’Université d’Harvard, le projet en question est envisagé en plusieurs phases, dont deux étapes majeures cette année 2021. Une conférence internationale et un ouvrage collectif prévu au courant de l’année.
Événement-phare, la conférence internationale s’est déroulée du 22 au 24 avril 2021, avec au menu une vingtaine de communications d’une vingtaine Le choix de la Fayda comme thème de cette conférence internationale est tout sauf arbitraire. Outre l’intérêt renouvelé que la recherche académique porte aujourd’hui à ce mouvement, le choix de la Fayda comme objet de recherche s’explique aussi par son rayonnement actuel, par son implication dans les processus d’intégration et de pacification en Afrique et ailleurs, par son engagement dans le renouvellement du patrimoine littéraire islamique, par son rôle dans la redynamisation des institutions islamiques, enfin par la place qu’occupent depuis plusieurs années ses leaders, dans les éditions successives du Classement mondial des 500 personnalités musulmanes les plus en vue.
Pilotée par le Professeur Ousmane Oumar Kane, titulaire de la chaire Alwaleed Islam et sociétés musulmanes contemporaines et professeur d’études africaines et africaines américaines à l’Université de Harvard, l’initiative Islam in Africa à Harvard dont l’objectif était de faire connaître toute la place de l’Afrique dans le monde musulman auprès des milieux académiques nord-américains, a réussi son pari. A travers les différentes éditions, cette initiative a relevé le défi de la diversité des approches et de la complémentarité des productions. Au-delà d’interroger les dynamiques anciennes et les recompositions actuelles de l’islam d’Afrique dont la Fayda est un modèle, ce rendez-vous aura servi de prétexte pour une réévaluation des liens entre le religieux et la modernité globalisée.
D’abord prévue en mode présentiel, la conférence internationale se déroulera finalement en mode virtuel en raison des contraintes du moment. Ce mode virtuel a apporté un aperçu de plus sur les ambiances réelles des localités d’où se sont exprimés les différents intervenants. Plusieurs axes thématiques et entrées ont ponctué cette conférence. S’il est vrai que les communications n’ont pas épuisé la richesse et l’immensité du dossier-Fayda, on peut leur reconnaître le mérite d’avoir jeté un aperçu sur plusieurs de ses facettes. Les spécialistes ont entre autres, questionné les fondements épistémologiques. A ce sujet, plus d’un contributeur s’est soucieux de nous entretenir de la question des racines philosophiques symptomatiques des épistémès qui orientent la trajectoire des idées au sein de la Fayda Tijaniyya en général. Cette perspective généalogique est d’une portée considérable tant elle nous montre le jeu d’interaction qui opère différentes temporalités, différents ordres discursifs et une pluralité de régimes de sens au sein d’une même expérience historique, celle de la Fayda. Il s’en est suivi deux panels sur les interventions de Cheikh Ibrahim Niasse dans les grands débats juridiques et théologiques de son époque. L’actualité des prises de position du guide religieux a été relevée par plus d’un discutant. Ce panel sur les interventions du Cheikh a servi de prétexte pour aborder plus globalement la tradition littéraire de la Fayda dans sa diversité, c’est-à-dire dans la vitalité de son renouvellement. C’est dans ce cadre que des figures intellectuelles importantes de la Fayda telles que Tâhirou Ousmane Bauchi du Nigeria, Mouhammad Ibn ‘Abdallah de la Mauritanie ont pu retenir l’attention de plus d’un intervenant. C’est justement par l’angle des productions littéraires que des intervenants ont réinterrogé la question de la guidance spirituelle dans la Fayda ainsi que le lien étroit entre la poésie et la cosmologie dans cette même communauté religieuse.
Deux autres panels se sont préoccupés de l’essor transnational de la Fayda avec l’émergence dans le monde entier, de nouveaux foyers rattachés au mouvement de Cheikh Ibrahim Niasse. C’est dans cet ordre d’idée que le rôle des héritiers de Niasse, la transformation du leadership, la naissance de nouveaux dispositifs spirituels, les recompositions du réseau éducatif transnational, la dynamique des fêtes et célébrations religieuses, les usages New Age de la Fayda (internet et musique urbaine mondialisée), ont tour à tour été abordés. Last but not least, la problématique de la féminité et de l’autorité religieuse dans la Fayda a occupé une place importante dans cette conférence. Ainsi, un focus a été fait sur quelques figures de la Fayda avec des communications riches et bien documentées sur les figures féminines telles que Shaykha Mariam Niasse et Shaykha Rokhaya Niasse, les métamorphoses du leadership.
En guise de cérémonie de clôture, il y a eu une performance de trois parmi les plus distingués chanteurs religieux de la Fayda, Tijâni Ben Omar, Oumar Niane et Pape Oumar Niang. Ce concert historique a été introduit par un exposé d’Oludamini Ogunnaike (University de Virginia) sur « la poésie madiḥ en Afrique de l’Ouest ». Ce concert a été révélateur du génie artistique et de la faculté d’hybrider et de ré-agencer une culture religieuse à partir d’une diversité d’apports, d’airs, in fine d’une pluralité d’arts et de manières de magnifier une grandeur transnationale. Qu’on ne s’y méprend guère discourir sur la Fayda ne participe pas d’une simple intention célébrationniste. L’enjeu était bien plus qu’un simple rendez de célébrants ayant voulu placer l’éloge, la louange, l’apologie au début, au milieu et à la fin de leur préoccupation. Loin s’en faut, faire l’état des connaissances sur la Fayda, c’est saisir toutes les opportunités qu’une communauté de sa dimension offre à la communauté scientifique désireuse de réévaluer les rapports entre religion et modernité, ou tout simplement les modes de production religieuse du temps historique.
Le dossier-Fayda est une préoccupation théorique et méthodologique transversale à plusieurs spécialités parce qu’il sert d’entrée pour une analyse rigoureuse des institutions culturelles du monde contemporain, en plus de servir de cadre opportun pour une analyse des relations entre politique, religion et modernité globale. En définitive, cette conférence sur la Fayda aura bien tenu sa promesse en ce sens qu’il a donné lieu à des contributions de haute valeur intellectuelle et artistique. L’évènement a été un point de ralliement majeur pour les historiens, islamologues, anthropologues, politologues, spécialistes des études religieuses, musicologues, philologues, entre autres. Pendant plusieurs jours, des sommités se sont relayées, pour produire des réflexions toutes aussi enrichissantes les unes que les autres, sur un même fait, un même objet : la Fayda Tijaniyya. Saisi dans la diversité de ses lieux, dans la multiplicité de ses variations localisées, dans la vitalité de sa production littéraire et dans la globalité de son expansion, le « dossier-Fayda » a été présenté tel un objet « scientifiquement formulé et empiriquement maîtrisable ». C’est dire que les panélistes ont su conjurer toute forme d’essentialisme et se démarquer de toute velléité d’un culturalisme réducteur. Les 7 panels illustrent à bien des égards un souci de cerner un mouvement historique en l’approchant dans sa complexité, c’est-à-dire sous l’angle des regards multiples, y compris le regard local propre aux insiders et « pratiquants » directs impliqués quotidiennement dans la production quotidienne de cette communauté religieux. Résolument, cette piste méthodologique de la prise en compte du « modèle fait à la maison » a occupé une place prépondérante dans le projet Harvard Islam in Africa, tant elle permet d’éclairer sous un jour nouveau les connaissances et surtout de rendre plus exhaustif le programme de « ressaisissement des savoirs ». En somme, l’articulation entre l’étique et l’émique qu’a souhaité faire cette conférence, a pu déboucher sur un agencement intelligible des « réels », celui des chercheurs et celui des acteurs, un croisement qui en soi, favorise un « saut épistémologique » que le collectifs des participants avait appelé de tous ses voeux.
Dr Cheikh Abdoulaye Niang
IFAN Cheikh Anta Diop